Notre monde est complètement cyber : cybermafia, cyberporn, cybersécurité, cybertrafic de drogue, cyberécologie, cybermarchands d'arme ; il était donc logique que les ESN et autres cabinets de conseil (ce qui n'a rien à voir avec la petite bibliothèque dans vos toilettes) s'engouffrent dans la brèche.

D'où vient ce mot à consonnance anglophone, qu'on prononcera d'ailleurs volontiers saille-beurre ? La première réponse est que cela vient de cybernétique, et tout de suite, cela sonne moins anglophone. La première vie de ce mot vient de Ampère, oui, le même que celui de l'intensité du courant électrique. Ampère écrivait dans la seconde partie de son Essai sur la philosophie des sciences :

Les relations de peuple à peuple, étudiées dans les deux sciences précédentes, ne sont que la moindre partie des objets sur lesquels doit veiller un bon gouvernement ; le maintien de l'ordre public, l'exécution des lois, la juste répartition des impôts, le choix des hommes qu'il doit employer, et tout ce qui peut contribuer à l'amélioration de l'ordre social, réclament à chaque instant son attention. Sans cesse il a à choisir entre diverses mesures celle qui est la plus propre à atteindre le but ; et ce n'est que par l'étude approfondie et comparée des divers éléments que lui fournit, pour ce choix, la connaissance de tout ce qui est relatif à la nation qu'il régit, à son caractère, ses mœurs, ses opinions, son histoire, sa religion, ses moyens d'existence et de prospérité, son organisation et ses lois, qu'il peut se faire des règles générales de conduite, qui le guident dans chaque cas particulier. Ce n'est donc qu'après toutes les sciences qui s'occupent de ces divers objets qu'on doit placer ici celle dont il est question et que je nomme Cybernétique, du mot χυϐερνετιχή, qui, pris d'abord, dans une acceptation restreinte, pour l'art de gouverner un vaisseau, reçut, chez les grecs même, la signification, tout autrement étendue, de l'art de gouverner en général.

En deuxième lettre de ce χυϐερνετιχή on reconnaît bien sûr un upsilon, qui en majuscule s'écrit ϒ, et qui en fonction du contexte se prononcera u ou y, ou v. Ou f. C'est important le contexte. Le kappa initial a pour translitération la lettre k, mais, il est arrivé pour le grec ancien d'avoir la lettre c à la place : "cyber", "kuber", c'est du pareil au même, juste une histoire de cartographie entre alphabets.

Plus tard et de manière indépendante apparaît dans les années 40 le mot cybernetics dans Cybernetics: or Control and Communication in the Animal and the Machine de Norbert Wiener :

Nous avons décidé d'appeler l'ensemble du domaine de la théorie du contrôle et de la communication, que ce soit chez la machine ou chez l'animal, par le nom de "Cybernétique", que nous formons du grec "χυβερνήτης" ou "timonier". En choisissant ce terme, nous souhaitons reconnaître que le premier article significatif sur les mécanismes de rétroaction est un article sur les gouverneurs, qui a été publié par Clerk Maxwell en 1868, et que "gouverneur" est dérivé d'une corruption latine de χυβερνήτης. Nous souhaitons également faire référence au fait que les moteurs d'assistance de direction d'un navire sont en effet l'une des formes les plus anciennes et les mieux développées de mécanismes de rétroaction.

We have decided to call the entire field of control and communication theory, whether in the machine or in the animal, by the name "Cybernetics", which we form from the Greek "χυβερνήτης" or "steersman". In choosing this term, we wish to recognize that the first significant paper on feedback mechanisms is an article on governors, which was published by Clerk Maxwell in 1868, and that "governor" is derived from a Latin corruption of χυβερνήτης. We also wish to refer to the fact that the steering engines of a ship are indeed one of the earliest and best-developed forms of feedback mechanisms.

C'est le retour du fameux Kubernetes ou timonier / pilote ; et le passage par le latin nous apprend que kuber- et gouver- c'est le même combat. On voit donc que dans le monde scientifique, le cyber / kuber c'est une question de gouvernance, voire de pilotage. Pour une entreprise de conseil, la cyber devrait donc s'incarner dans les prestations de conseil opérationnel et de gestion du changement. La cybersécurité, quel rapport avec la choucroute ?

Arrive 1982 et la nouvelle Burning Chrome par William Gibson.

That meant we were clearing fiberoptic lines with the cybernetic equivalent of a fire siren, but in the simulation matrix we seemed to rush straight for Chrome's data base.

L'équivalent cybernétique d'une alarme à incendie ? C'est ce qu'on appelle un signal tout simplement, rien de bien compliqué. Sauf si "cybernetic" est utilisé de façon trompeuse, ou que l'auteur utilise son droit d'artiste à jeter des mots au hasard. Mais est-ce vraiment un hasard ? Qu'en dit l'auteur ? Il s'est justement exprimé à ce sujet en 2013, et on peut voir l'extrait significatif ici, où il parle de son arène, du monde dans lequel allaient se passer ses histoires de science-fiction, à une époque où on délaissait le "space opera".

J'ai commencé à entendre parler de personnes qui connectaient des ordinateurs à distance avec des téléphones et parce que, heureusement, je ne connaissais absolument rien aux ordinateurs, j'ai été capable de mélanger tout ça et d'avoir cette vague vision de mon arène pour laquelle j'avais alors besoin d'un nom qui claque. Dataspace ça n'allait pas marcher et Infospace non plus mais Cyberspace... ça sonnait comme si cela signifiait quelque chose ou que cela pourrait signifier quelque chose... mais alors que je le regardais écrit au feutre rouge sur mon bloc-notes, tout mon plaisir était de savoir que cela ne signifiait absolument rien.

I started hearing about people who connected home computers distantly via telephones and because fortunately I knew absolutely nothing about computers I was able to sort of mush that all together and get this vague vision of my arena which I then needed a really hot name for. Dataspace wouldn't work and Infospace wouldn't work but Cyberspace... it sounded like it meant something or it might mean something but as I stared at it in red sharpie on a yellow legal pad my whole delight was that I knew it meant absolutely nothing.

Nous voilà rassuré, la Cyber, dérivée de la popularité du cyberespace de Gibson, vient donc d'une ignorance totale à la fois du monde du numérique mais aussi de la racine cyber- / kuber-. On peut parler d'ignorance², et remercier les cyberdivinités d'avoir échappé au Dataspace.

L'utilisation courante de la Cyber dans les ESN et autres cabinets de conseil est donc très "sale" (ou "commerciale" si vous ne parlez pas le "French for entrepreneurs") et dérivée non pas du produit des sciences concernées vendues par ces entreprises, mais du renouveau de la science-fiction des années 80 aux states.


Vous pouvez trouver le reste de la série sous l'article d'introduction.